Jeanne chambre 109 et Joséphine chambre 112, entre elles, le contact était très bien passé. Elles ne se quittaient d’ailleurs presque plus, clopinant parfois bras dessus, bras dessous à travers les longs couloirs de la résidence.
Ce brusque
changement de vie avait été l’occasion d’oublier leurs prénoms un peu démodés
qu’elles n’aimaient pas tellement pour les remplacer par des prénoms aux
sonorités disons plus américaines, à l’image des sitcoms dont elles raffolaient
depuis deux décennies.
Depuis trois ans, Jeanne s’appelait Jeanny ; Joséphine, Joy (prénom prononcé à l’anglaise). L’idée de créer un groupe de vieux rebelles était apparue quelques semaines après leur intégration. Au départ c’était juste pour tuer le temps, pour alimenter leurs conversations, un peu comme un amusement. Puis le jeu s’était transformé en défi ; leur esprit frondeur avait voulu donner la réplique aux hommes et femmes qui avaient osé enfermer leur destiné dans cet endroit funeste...Elles avaient même trouvé un nom au groupe (« Les éléphants » au début, c’était juste pour rire, puis le nom était resté après. Pourquoi l’éléphant, parce qu’il donne l’impression de traverser des millénaires, affirmaient-elles). Le plus incroyable, ce n’était pas tellement les détails, mais la réussite de leur pari, l’existence du groupe.
Depuis trois ans, Jeanne s’appelait Jeanny ; Joséphine, Joy (prénom prononcé à l’anglaise). L’idée de créer un groupe de vieux rebelles était apparue quelques semaines après leur intégration. Au départ c’était juste pour tuer le temps, pour alimenter leurs conversations, un peu comme un amusement. Puis le jeu s’était transformé en défi ; leur esprit frondeur avait voulu donner la réplique aux hommes et femmes qui avaient osé enfermer leur destiné dans cet endroit funeste...Elles avaient même trouvé un nom au groupe (« Les éléphants » au début, c’était juste pour rire, puis le nom était resté après. Pourquoi l’éléphant, parce qu’il donne l’impression de traverser des millénaires, affirmaient-elles). Le plus incroyable, ce n’était pas tellement les détails, mais la réussite de leur pari, l’existence du groupe.
Au sein du groupe,
Jeanny et Joy s’appelaient aussi les J.J. Ça évoquait les Jeunes et
Jolies qu’elles avaient été dans les années cinquante, des années où elles
avaient vécu leurs plus beaux souvenirs avouaient-elles avec
nostalgie. Elles partageaient parfois quelques photos où leur beauté sur papier
glacé suggérait les cœurs brisés qu’elles avaient dû laisser en train d’errer.
Même si elles ressemblaient maintenant à toutes les autres vieilles, les mêmes
rides, les mêmes joues molles et flétries sur une peau marquée par le temps,
les mêmes gestes lents et imprécis, l’attitude désinvolte qui se fout a priori
de tout, l’apparence frileuse, la silhouette fragile qui peut se vautrer
n’importe quand, et pour Joy depuis peu, ce foutu dentier qui déformait sa
bouche ainsi que ses mots. Même si la vieillesse avait tout englouti, enfermée
leur passé dans un présent méconnaissable, même si le présent cachait le doux
visage de ces jeunes et jolies qu’elles avaient été, même si tout
était dissimulé dorénavant sous des plis d’amertume, lorsqu’on s’approchait, on
pouvait y déceler dans leurs yeux, d’un bleu insolant, la lueur d’une
folie ! C’est cette folie qui avait créé le groupe et avait fait
d’elles les leaders de ces vieux et vieilles qui se transformaient la nuit en
êtres libres. Cette folie encore qui avait su donner une particularité, une
cadence, un rythme, une existence.
La vieillesse
n’était qu’une peau flétrie par le naufrage sans sauvetage du passé englouti,
mais dans leur cœur pourtant résonnait fort la vie ainsi que ses éclats de
rire ! Légèrement voûtées le jour, parfois aidées d’un déambulateur pour
se déplacer ; la nuit, elles relevaient leur poitrine et regardaient devant
elles, droit devant, en foulant le sol de leur indifférence tout en attachant
un soin méticuleux à choisir leurs vêtements cousus spécialement pour leurs
soirées interdites.
Physiquement, elles
se différenciaient par leur coupe de cheveux, Jeanny les portaient courts, Joy
les attachait d’un ruban rouge. En dehors du groupe, elles étaient deux femmes
très respectées; au sein du groupe, elles étaient les matriarches, pour
l’équipe médicale, elles n’étaient que de vieilles patientes qui tôt ou tard se
retrouveraient dans l’arène de la Mort.
A la résidence Le
Saule, il y avait toujours du mouvement : un macchabée la tête sous le
linceul remplacé peu temps après par un autre, ou un accidenté partant aux
urgences pour ne jamais revenir, ou bien subir une radio, un scanner, une
dialyse...Ça arrivait parfois que les J.J. soient responsables d’accidents
qu’elles déguisaient en fatalité. Elles se disaient qu’à leur âge, ce genre de
choses arrive forcément, ce n’est qu’un détail parmi d’autres. Non, elles ne
s’embarrassaient pas de ceux qui perturbaient le groupe…Les fouteurs de zizanie
comme elles en parlaient, elles les apostrophaient à leur sauce ! Ceux et
celles qui s’avisaient à balancer leurs activités aux professionnels (qui se
moquaient éperdument de ces révélations peu crédibles), elles n’hésitaient pas
à raccourcir leur espérance de vie !
Les J.J. étaient à
la tête du groupe depuis presque trois ans maintenant. Trois ans, ça peut
paraître une éternité. Elles considéraient toujours le groupe comme leur
bébé : elles l’avaient porté, nourri, fait vivre dans un endroit où tout
semblait peu probable…Anéantir leur création était impossible. C’est pour cette
raison aussi qu’elles prenaient très au sérieux le recrutement. Même si au
départ, il y avait eu quelques erreurs, le recrutement avait toujours été
ordonné et bien organisé selon des critères bien précis. Elles fixaient un
cadre, et tout fonctionnait à merveille ainsi, car jamais aucun membre ne les
avait déçues ! Jeanny et Joy alpaguaient le nouveau, le soir même de son
intégration, pour faire passer une série de tests dont elles seules détenaient
le secret. Le premier contact se déroulait toujours dans la chambre du nouveau
patient. Depuis le début, elles commençaient la présentation par ces quelques
mots d’introduction :
« Avant de
rejoindre notre dernière demeure, accordons-nous des libertés ! Ne soyons pas
bêtes, des moutons comme ils veulent tous qu’on devienne ! Ne nous
laissons pas faire par ceux qui exigent de nous notre silence en attendant le
glas mortel qui sonnera à jamais la fin de notre existence ! Honorons la vie
qui coule encore dans nos veines. Soyons libres et indociles ! Nous te
proposons de rejoindre notre communauté. Acceptes-tu ? »
A ce stade, les
recalés étaient des gens qui ne bougeaient plus, ne parlaient presque plus, ou
au contraire qui parlaient trop avec des propos décousus et incohérents. Pour
ceux qui passaient l’étape de la première sélection, des tests cérébraux et
moteurs les attendaient au sous sol, non loin du lieu des festivités. Elles
pouvaient encore y déceler le vieux grincheux toujours en train de gueuler pour
rien ; la vieille qui fait sans cesse des caprices pour tout. Des
trouillards, des insatisfaits, des trop excessifs, tout ce qui peut saboter une
communauté, elles les refoulaient d’emblée ! Elles affectionnaient tout
particulièrement ceux qui possédaient le rythme nycthéméral (précisément celui
qui fait dormir le jour et maintient éveillé la nuit). Ceux qui sont malléables
et dociles, prédisposés à obéir sans rechigner mais ceux aussi qui aiment la
fête, la liberté, être rebelles juste ce qu’il faut pour ne pas faire de
vagues. Evidemment, posséder un minimum de neurones pour comprendre ce qui
était permis était indispensable. Et elles sélectionnaient des gens qui
marchaient sans assistance, même si les déambulateurs étaient autorisés.
Il y avait aussi la
question sur la religion…Etre athée ou agnostique, l’un ou l’autre c’était
pratiquement la même chose, indiquaient-elles. Appartenir à aucune religion ;
aucun Dieu ne devait s’introduire dans leur communauté. A quoi bon s’en
remettre à Lui pour atténuer les épreuves de la vie ? Elles affirmaient
n’avoir nullement l’intention de poursuivre un autre chemin ailleurs avec leur
vieille carcasse rouillée ! Ça serait vraiment indécent de continuer
à déambuler de cette façon ! Notre âme mérite bien le repos éternel avec tout
ce qu’on a vécu ici bas ! clamaient-elles.
Leur souhait :
voir le groupe perdurer longtemps, bien après leur mort. Celui qui était sélectionné
devait ainsi posséder une intelligence capable de brouiller les pistes la
journée devant l’équipe soignante. Il devait emprunter un air absent, un regard
fixe, embué, brumeux, les yeux presque vitreux derrière lesquels on devinait
les comprimés pris à heure fixe, être capable de ne plus reconnaître sa
famille, et ces quelques amis curieux qui s’étonnaient du changement. Montrer
que la vie n’avait plus d’importance à l’image de cette bouche famélique
dépourvue de motivation à l’approche de cette cuillère débordante de nourriture
terrestre était indissociable ! Avoir la bouche légèrement ouverte, le corps
inerte en attendant la fin. L’autonomie devait disparaître peu à peu de leur
anatomie. Adopter le jour, une attitude larvée était nécessaire. Les membres du
groupe en général pionçaient la journée pour mieux être éveillés le soir !
Sous les masques des apparences, le silence n’était qu’un leurre. Il fallait
que tout paraisse sombre et inquiétant à l’image de ces longs couloirs
imprégnés d’une putride odeur rappelant que la frontière avec la Mort, si douce
et calme, n’était qu’à quelques centimètres, et qu’à n’importe quel moment la
ligne pouvait être franchie.
Ils devaient
montrer le squelette errant d’un fantôme égaré. Simuler la fin bien qu’elle fût
proche n’était pas dans les capacités de tous… Les J.J. sélectionnaient des vieux
capables de résister à la litanie médicale qui les assommait en permanence en
les condamnant à être invisibles! Les J.J. admettaient volontiers que la
recherche médicale alimentait le progrès. Mais quelle idée de vouloir percer
l’énigme de leur vieillesse ? Contrer les hommes de science ne servait à
rien, ils détenaient le pouvoir et leur avouer d’arrêter leurs conneries
n’aurait été qu’une perte de temps…
Pour ceux qui
n’appartenaient pas au groupe, certains continuaient à se rebeller contre
leur enfermement, à contrario d’autres avaient arrêté de donner un
« moteur » à leur existence…Le contraste était parfois saisissant. Les
premiers jours à la résidence Le Saule, elles avaient pourtant imité certains
de leurs congénères en s’accrochant à cette bon Dieu de porte de sortie avec
acharnement tout en gueulant avec agressivité « laissez-nous
partir ». Elles abandonnèrent très vite cette option. Avec le groupe,
elles obtenaient davantage de réjouissances. Elles étaient libres à leur façon.
Et même si elles eurent un moment l’opportunité de s’enfuir, elles s’étaient
ravisées. Pourquoi partir ? Pour aller où ? Leur famille aurait fini
par les retrouver de toute façon. N’étaient-elles pas nourries, logées,
soignées ? Une fois par mois, le coiffeur pour entretenir la coupe de leurs
cheveux, la pédicure et l’esthéticienne, sans oublier les doigts athlétiques du
jeune kiné qui réveillait avec brio leurs muscles endolories. Joy s’en était d’ailleurs
amourachée ! Elle aimait ses mains posées sur sa peau
flétrie. De temps en temps, il lui arrivait même dans sa solitude drapée
de penser à lui de façon plus prononcée…
Depuis maintenant
trois ans, elles étaient heureuses, à la tête d’un groupe
qui leur témoignait une belle et indéfectible amitié et elles pouvaient compter
sur l’aide d’un complice dévoué ! Le groupe recensait une vingtaine de membres
parmi les soixante résidents de la résidence Le Saule.
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