La nuit est devenue opaque comme un épais
brouillard. Le silence règne. L’odeur pestilentielle du jour s’estompe peu à
peu. Il est temps de ranger le costume du squelette errant dans le placard. Les
choses sérieuses vont commencer…
Le soir, l’équipe composée de deux astreintes débute
sa tournée de médicaments à 20 heures précises. Depuis toujours, elle emprunte le
même parcours, le rez-de-chaussée d’abord, de l’aile droite à l’aile gauche pour
terminer au deuxième étage aux environs de 21 heures 30. A 22 heures, les astreintes
prennent en général leur repas, puis s’endorment peu de temps après. La nuit,
seule l’équipe du soir est prête à intervenir en cas de problèmes ; elle a
aussi pour mission de surveiller la résidence. Sauf que pendant leur tournée, le
complice du groupe entre sans aucun problème dans la salle de repos située au
rez-de-chaussée pour verser dans leur verre d’eau ou bouteille, parfois même
dans leur nourriture, des somnifères réduits en fine poudre inodore et sans
aucun goût.
Cette mixture composée d’une pilule rouge (la
plus redoutable appelée Xp09) mélangée à un autre neuroleptique est totalement
incolore, se dilue dans l’eau extrêmement bien, dans la nourriture aussi, elle
disparaît sans laisser de trace. Ces pilules sont celles que l’équipe distribue
aux résidents avant de s’endormir. Chaque membre les dissimule sous leur langue,
les recrache ensuite pour fabriquer cette incroyable mixture. Au début, il n’avait
pas été facile de trouver le bon dosage, l’équipe du soir s’était plainte le
matin de violents maux de tête et d’étranges symptômes qui leur donnaient la
nausée. Le complice l’avait immédiatement signalé aux J.J. pour qu’elles trouvent
un dosage plus subtil afin que le sommeil cataleptique, cette nuit sans réveil
paraisse naturelle et ne soulève aucune interrogation. Plusieurs jours avaient été
nécessaires pour l’obtenir, les J.J. pouvaient être fières, elles étaient ainsi
devenues des expertes moléculaires.
23 heures était en principe l’heure à
laquelle l’équipe tombait dans un sommeil provoqué chimiquement afin de laisser
le champ libre aux festivités du groupe. Ce profond sommeil durait jusqu’à six
heures du matin. Avant de préparer la soirée, le complice vérifiait toujours
que l’équipe dormait profondément. Puis, il tapait à la porte des J.J. pour les
avertir ; elles prévenaient ensuite les membres du groupe tandis que le
complice préparait les lieux…
Le complice, Eddy, un homme d’une soixantaine
d’années, grand, filiforme, crâne lisse avec des cheveux blancs sur les côtés. Ses
yeux noirs donnent de la profondeur à son regard reflétant une extrême
gentillesse.
Son
comportement est celui d’un homme discret, il passe presque inaperçu malgré son
mètre quatre-vingts. Sans lui, rien n’aurait été possible. Les J.J. l’avaient
rencontré peu de temps après leur arrivée, lorsqu’il rendait visite à sa tante.
Le lien s’était ainsi tissé. Il avait participé aux discrètes conversations concernant
la création du groupe. A la mort de sa tante, il était revenu les voir
pour leur annoncer de bonnes nouvelles : qu’il était prêt à les aider et surtout
qu’il avait décroché le job à mi temps à la plonge tous les soirs de semaine et
quelques fois les samedis. Un miracle pour les ambitieuses, une rencontre inespérée
dont elles prirent conscience à quel point elle était précieuse pour la réussite
de leur projet. Non seulement, il travaillait à la résidence mais il habitait
en contrebas, dans le petit village de trois cents âmes perdu au milieu de
vastes terres agricoles.
Au
début, Eddy comparait la résidence Le Saule à cette plaine des silences où les racines de la vie
s’étiolent. Grâce à la création du groupe et à son
implication, il était devenu plus optimiste, il avait affirmé que les racines
de la vie avaient repris une forme plus humaine. Il était fier de
participer à cette belle aventure et il prenait très à cœur son rôle. Il s’arrangeait
toujours pour terminer le dernier en cuisine. La
seule contrainte était pendant ses quatre semaines de congés durant lesquelles
les festivités s’arrêtaient. Pour les J.J., c’était un peu différent, il venait
les chercher parfois, il redoublait de vigilance à cause des astreintes au
sommeil beaucoup moins profond que d’habitude. En dehors de ces tristes périodes
sans soirée ainsi que les dimanches, le groupe sortait de la résidence dans
un parc aménagé à proximité ou profitait de la fête organisée à l’intérieur. Les
deux étaient possibles. Rentrer et sortir sous l’œil attentif d’élus que les chefs
avaient désignés au préalable. Trois élus qui animent et veillent sur le
bien-être des membres. Le premier surveille la soirée, le deuxième le parc, l’autre
fait la navette entre les deux. Chaque jour, les rôles changent. Deux hommes,
une femme, des êtres aussi fiables que des machines…
Eloignée
du cœur névralgique, à l’autre bout, loin de la salle de repos, une pièce au
sous sol abrite la fête. Il n’y a pas de chambres à ce niveau, juste un
vestiaire très peu fréquenté (fermé la nuit) et les autres pièces sont utilisées
pour les archives ou le rangement de divers matériaux. Et à l’intérieur de
cette pièce, il y a une chaîne stéréo qui permet d’écouter ou de danser sur du
rock, reggae, Heavy metal, de la Trance goa, tous les genres sont acceptés...Un
répertoire musical éloigné des Tino Rossi, Brel, Edith Piaf, Maurice Chevalier,
Franck Mickael, enfin toutes ces chansons qu’on aimait leur rabâcher à longueur
de temps pensant ainsi les distraire ! Comme si appartenir à une époque
déterminait les goûts musicaux….
Après avoir poussé quelques chaises et tables
contre le mur, la piste de danse était prête à accueillir des corps étranges, envoûtés par des musiques aux sonorités disparates. Sur les tables étaient déposés des amuse-gueules
ou des plats cuisinés : la joie de pouvoir enfin s’empiffrer tout en s’exprimant
ainsi: « Rien à secouer du cholestérol,
du diabète, de toute cette vermine prolifique qui vient ternir les bilans
sanguins ! N’y
a-t-il pas des cachets pour anéantir tout ça ?! De toute façon, on s’en
fout de la mort. La Mort, ce n’est pas dégueulasse, ce qui est dégueulasse,
c’est cette bouffe infecte qu’on nous sert chaque jour ! Sans compter,
avec ce qu’on nous donne, on a la dent creuse ! » La
nourriture provenait en partie du restaurant d’un ami à Eddy qu’il aidait en
cuisine à midi trois fois par semaine. Avec ce qu’il ramène, il peut préparer des
plats chauds ou froids. Le restaurant est situé à une quinzaine de bornes de la
résidence, et à une dizaine de kilomètres de la plus grande ville du
département comptant près de vingt mille habitants où les J.J. passent parfois
leurs soirées jusqu’à quatre heures du matin. En plus de la nourriture et du
vin, Eddy apporte de la
marijuana pour permettre aux fêtards de planer, s’ils le souhaitent ! Leur
monde devient alors plus léger, ils oublient ainsi ce qu’ils sont devenus, des
exclus de la société qu’on laisse crever dans un coin ! Il paraît même que
leurs foutus rhumatismes disparaissent miraculeusement. Et puis, tant pis pour
la dépendance, la Mort de toute façon s’invitera bientôt définitivement. Il n’y
a aucun détecteur de fumée dans la salle, c’est le côté pratique, alors pourquoi
s’interdire de se détendre.
Pour ceux qui veulent sortir, au même étage,
il y a une porte qui permet d’accéder directement au parking, et que le groupe
emprunte pour rejoindre le petit parc aménagé à proximité. Dehors, ils flânent
en remplissant leurs poumons d’oxygène, ils s’allongent parfois dans l’herbe en
regardant le ciel où les étoiles scintillent dans leurs yeux embrumés. Joli
contraste. Pendant quelques heures, ils retrouvent une
forme de liberté, en riant lorsqu’ils évoquent leur compagne de chaque
instant, cette Mort qu’ils aiment défier gaiement. Les J.J. participaient
rarement aux festivités. Elles prenaient la voiture, avec Eddy au volant, roulant
jusqu’à la ville, à plus de trente bornes de la résidence, ou parfois jusqu’à
chez leur amie Carmen.
Personne n’aurait pu soupçonner qu’une
ambiance aussi singulière existe dans un lieu aussi fermé. Le groupe avait pris du temps pour se construire, certes,
tout ne s’était pas fait du jour au lendemain. Organiser les recrutements,
faire des choix stratégiques, trouver des complices et un lieu pour abriter les
festivités…
Aujourd’hui elles affirmaient que tout se passait comme elles l’avaient imaginé. Jamais aucun incident n’avait perturbé le groupe. Il n’y avait aucune raison pour que ça s’arrête subitement, du moins tant qu’elles étaient en vie. Pourtant comme un orage qui fend brusquement un ciel sans nuages, des évènements allaient surgir inattendus, bousculant la vie du groupe sans que personne ne l’ait prévu. Personne.
Aujourd’hui elles affirmaient que tout se passait comme elles l’avaient imaginé. Jamais aucun incident n’avait perturbé le groupe. Il n’y avait aucune raison pour que ça s’arrête subitement, du moins tant qu’elles étaient en vie. Pourtant comme un orage qui fend brusquement un ciel sans nuages, des évènements allaient surgir inattendus, bousculant la vie du groupe sans que personne ne l’ait prévu. Personne.
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