vendredi 23 janvier 2015

Chapitre 3


La nuit est devenue opaque comme un épais brouillard. Le silence règne. L’odeur pestilentielle du jour s’estompe peu à peu. Il est temps de ranger le costume du squelette errant dans le placard. Les choses sérieuses vont commencer…
Le soir, l’équipe composée de deux astreintes débute sa tournée de médicaments à 20 heures précises. Depuis toujours, elle emprunte le même parcours, le rez-de-chaussée d’abord, de l’aile droite à l’aile gauche pour terminer au deuxième étage aux environs de 21 heures 30. A 22 heures, les astreintes prennent en général leur repas, puis s’endorment peu de temps après. La nuit, seule l’équipe du soir est prête à intervenir en cas de problèmes ; elle a aussi pour mission de surveiller la résidence. Sauf que pendant leur tournée, le complice du groupe entre sans aucun problème dans la salle de repos située au rez-de-chaussée pour verser dans leur verre d’eau ou bouteille, parfois même dans leur nourriture, des somnifères réduits en fine poudre inodore et sans aucun goût.
Cette mixture composée d’une pilule rouge (la plus redoutable appelée Xp09) mélangée à un autre neuroleptique est totalement incolore, se dilue dans l’eau extrêmement bien, dans la nourriture aussi, elle disparaît sans laisser de trace. Ces pilules sont celles que l’équipe distribue aux résidents avant de s’endormir. Chaque membre les dissimule sous leur langue, les recrache ensuite pour fabriquer cette incroyable mixture. Au début, il n’avait pas été facile de trouver le bon dosage, l’équipe du soir s’était plainte le matin de violents maux de tête et d’étranges symptômes qui leur donnaient la nausée. Le complice l’avait immédiatement signalé aux J.J. pour qu’elles trouvent un dosage plus subtil afin que le sommeil cataleptique, cette nuit sans réveil paraisse naturelle et ne soulève aucune interrogation. Plusieurs jours avaient été nécessaires pour l’obtenir, les J.J. pouvaient être fières, elles étaient ainsi devenues des expertes moléculaires.
23 heures était en principe l’heure à laquelle l’équipe tombait dans un sommeil provoqué chimiquement afin de laisser le champ libre aux festivités du groupe. Ce profond sommeil durait jusqu’à six heures du matin. Avant de préparer la soirée, le complice vérifiait toujours que l’équipe dormait profondément. Puis, il tapait à la porte des J.J. pour les avertir ; elles prévenaient ensuite les membres du groupe tandis que le complice préparait les lieux…
Le complice, Eddy, un homme d’une soixantaine d’années, grand, filiforme, crâne lisse avec des cheveux blancs sur les côtés. Ses yeux noirs donnent de la profondeur à son regard reflétant une extrême gentillesse.
Son comportement est celui d’un homme discret, il passe presque inaperçu malgré son mètre quatre-vingts. Sans lui, rien n’aurait été possible. Les J.J. l’avaient rencontré peu de temps après leur arrivée, lorsqu’il rendait visite à sa tante. Le lien s’était ainsi tissé. Il avait participé aux discrètes conversations concernant la création du groupe. A la mort de sa tante, il était revenu les voir pour leur annoncer de bonnes nouvelles : qu’il était prêt à les aider et surtout qu’il avait décroché le job à mi temps à la plonge tous les soirs de semaine et quelques fois les samedis. Un miracle pour les ambitieuses, une rencontre inespérée dont elles prirent conscience à quel point elle était précieuse pour la réussite de leur projet. Non seulement, il travaillait à la résidence mais il habitait en contrebas, dans le petit village de trois cents âmes perdu au milieu de vastes terres agricoles.
Au début, Eddy comparait la résidence Le Saule à cette plaine des silences où les racines de la vie s’étiolent. Grâce à la création du groupe et à son implication, il était devenu plus optimiste, il avait affirmé que les racines de la vie avaient repris une forme plus humaine. Il était fier de participer à cette belle aventure et il prenait très à cœur son rôle. Il s’arrangeait toujours pour terminer le dernier en cuisine. La seule contrainte était pendant ses quatre semaines de congés durant lesquelles les festivités s’arrêtaient. Pour les J.J., c’était un peu différent, il venait les chercher parfois, il redoublait de vigilance à cause des astreintes au sommeil beaucoup moins profond que d’habitude. En dehors de ces tristes périodes sans soirée ainsi que les dimanches, le groupe sortait de la résidence dans un parc aménagé à proximité ou profitait de la fête organisée à l’intérieur. Les deux étaient possibles. Rentrer et sortir sous l’œil attentif d’élus que les chefs avaient désignés au préalable. Trois élus qui animent et veillent sur le bien-être des membres. Le premier surveille la soirée, le deuxième le parc, l’autre fait la navette entre les deux. Chaque jour, les rôles changent. Deux hommes, une femme, des êtres aussi fiables que des machines…
Eloignée du cœur névralgique, à l’autre bout, loin de la salle de repos, une pièce au sous sol abrite la fête. Il n’y a pas de chambres à ce niveau, juste un vestiaire très peu fréquenté (fermé la nuit) et les autres pièces sont utilisées pour les archives ou le rangement de divers matériaux. Et à l’intérieur de cette pièce, il y a une chaîne stéréo qui permet d’écouter ou de danser sur du rock, reggae, Heavy metal, de la Trance goa, tous les genres sont acceptés...Un répertoire musical éloigné des Tino Rossi, Brel, Edith Piaf, Maurice Chevalier, Franck Mickael, enfin toutes ces chansons qu’on aimait leur rabâcher à longueur de temps pensant ainsi les distraire ! Comme si appartenir à une époque déterminait les goûts musicaux…. 
Après avoir poussé quelques chaises et tables contre le mur, la piste de danse était prête à accueillir des corps étranges, envoûtés par des musiques aux sonorités disparates. Sur les tables étaient déposés des amuse-gueules ou des plats cuisinés : la joie de pouvoir enfin s’empiffrer tout en s’exprimant ainsi: « Rien à secouer du cholestérol, du diabète, de toute cette vermine prolifique qui vient ternir les bilans sanguins ! N’y a-t-il pas des cachets pour anéantir tout ça ?! De toute façon, on s’en fout de la mort. La Mort, ce n’est pas dégueulasse, ce qui est dégueulasse, c’est cette bouffe infecte qu’on nous sert chaque jour ! Sans compter, avec ce qu’on nous donne, on a la dent creuse ! » La nourriture provenait en partie du restaurant d’un ami à Eddy qu’il aidait en cuisine à midi trois fois par semaine. Avec ce qu’il ramène, il peut préparer des plats chauds ou froids. Le restaurant est situé à une quinzaine de bornes de la résidence, et à une dizaine de kilomètres de la plus grande ville du département comptant près de vingt mille habitants où les J.J. passent parfois leurs soirées jusqu’à quatre heures du matin. En plus de la nourriture et du vin, Eddy apporte de la marijuana pour permettre aux fêtards de planer, s’ils le souhaitent ! Leur monde devient alors plus léger, ils oublient ainsi ce qu’ils sont devenus, des exclus de la société qu’on laisse crever dans un coin ! Il paraît même que leurs foutus rhumatismes disparaissent miraculeusement. Et puis, tant pis pour la dépendance, la Mort de toute façon s’invitera bientôt définitivement. Il n’y a aucun détecteur de fumée dans la salle, c’est le côté pratique, alors pourquoi s’interdire de se détendre.
Pour ceux qui veulent sortir, au même étage, il y a une porte qui permet d’accéder directement au parking, et que le groupe emprunte pour rejoindre le petit parc aménagé à proximité. Dehors, ils flânent en remplissant leurs poumons d’oxygène, ils s’allongent parfois dans l’herbe en regardant le ciel où les étoiles scintillent dans leurs yeux embrumés. Joli contraste. Pendant quelques heures, ils retrouvent une forme de liberté, en riant lorsqu’ils évoquent leur compagne de chaque instant, cette Mort qu’ils aiment défier gaiement. Les J.J. participaient rarement aux festivités. Elles prenaient la voiture, avec Eddy au volant, roulant jusqu’à la ville, à plus de trente bornes de la résidence, ou parfois jusqu’à chez leur amie Carmen.

Personne n’aurait pu soupçonner qu’une ambiance aussi singulière existe dans un lieu aussi fermé. Le groupe avait pris du temps pour se construire, certes, tout ne s’était pas fait du jour au lendemain. Organiser les recrutements, faire des choix stratégiques, trouver des complices et un lieu pour abriter les festivités…
Aujourd’hui elles affirmaient que tout se passait comme elles l’avaient imaginé. Jamais aucun incident n’avait perturbé le groupe. Il n’y avait aucune raison pour que ça s’arrête subitement, du moins tant qu’elles étaient en vie. Pourtant comme un orage qui fend brusquement un ciel sans nuages, des évènements allaient surgir inattendus, bousculant la vie du groupe sans que personne ne l’ait prévu. Personne.


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