Adossé
contre la Ford, Eddy attend ses deux protégées en fumant une
cigarette. En les voyant s’approcher avec leur mine déconfite, il
comprend qu’elles ont passé un sale quart d’heure.
— On
se casse! ordonna Joy.
Tu t’es occupé des deux ?
— Oui,
je les ai installés dans la chambre du mort de la semaine
dernière!
— On
va devoir les séparer ces deux là. Ça fait trop longtemps que ça
dure leurs amourettes!
— Laisse-les
vivre encore quelques instants de plaisirs! La vie se chargera de
les séparer bien assez tôt! répliqua Jeanny
— Ils
ne peuvent pas faire comme les autres…Est-ce que je fais la même chose? Pourtant, ce ne sont pas les occasions qui manquent! marmonna Joy en
se mouchant bruyamment.
— La
dernière fois chez Carmen, avec le nouveau, tu ne vas pas me dire
que vous vous racontiez que des histoires !
— Rien!
Tu sais bien avec mes rhumatismes, je ne fais plus comme je veux,
lança Joy qui semblait regretter de ne plus être aussi jeune.
Pendant
qu’Eddy conduisait, elles sortaient toujours leur valise. A
l’intérieur, il y avait des vêtements réservés exclusivement à
leurs sorties nocturnes. C’était uniquement des hauts que Jeanny
avait un peu arrangés grâce à ses talents de couturière, un
métier qu’elle avait exercé toute sa vie. Elle avait conservé
une certaine dextérité, malgré l’arthrose qui lui déformait les
doigts, ralentissait ses gestes, la faisant par moments
atrocement souffrir. Joy aimait le maquillage, jadis elle forçait le
trait, maintenant elle se contentait d’un rouge sur ses lèvres
encore plus ou moins charnues. Lorsqu’elles déposaient derrière
leurs oreilles une goutte de parfum, pour Jeanny, c’était la
senteur du jasmin, pour Joy, l’épice de la vanille, la rencontre
des deux parfums embaumant l’air, lançaient ainsi le signal comme
pour dire « nous sommes prêtes».
Ce soir, pendant le trajet, elles avaient
ressassé ce rendez-vous qui ne s’était pas si bien déroulé.
Elles n’avaient jamais rencontré un
vieux aussi acrimonieux, teigneux et irrespectueux. Avec tout le
pouvoir qu’elles avaient, depuis le fameux jour où elles avaient
redonné vie à cet endroit lugubre, elles n’avaient jamais imaginé
qu’on puisse leur parler de cette façon, d’une façon
aussi brutale. Ça n’avait jamais existé une rencontre aussi
inconvenante! Elles se demandaient si ces prochains jours il
n’allait pas ravaler son insolence ce vieux rabougri, une petite
chute dans les escaliers pouvait tout aussi bien lui remettre les
idées en place! Mais avant de prendre une quelconque décision,
elles voulaient consulter Carmen! Cette femme était extraordinaire.
Elles l’avaient rencontrée un soir, au tout début, dans un bar
d’un ami à Eddy. Ce soir-là, Yvette qui préférait qu’on
l’appelle Carmen, venait fêter ses soixante ans. Avant, elle
habitait la capitale où elle avait tenu un bistrot pendant vingt-cinq ans ; au moment de prendre sa retraite, elle avait tout plaqué
pour venir habiter à la campagne dans un coin retiré à proximité
d’une ville de vingt mille habitants.
«La
capitale, c’est plus pour moi, avait-elle avoué le premier
soir, les mentalités ont changé, ce n’est plus aussi festif
qu’avant, les jeunes sont agressifs, il faut tout faire comme ils
veulent, tout leur ai dû, ce sont devenus de véritables p’tits
merdeux. Ici au moins, personne ne me dit ce que je dois faire,
je peux organiser mes fêtes comme je veux.»
Elle possédait une maison entourée par une
végétation dense ; ses premiers voisins étaient
à plus trois kilomètres! Idéal pour faire du boucan à n’importe
quelle heure, n’importe quel jour sans avoir la crainte de voir
débarquer les flics. Dans cette grande maison bourgeoise à deux
étages résonnaient des sons hétéroclites. En général les
soirées commençaient le vendredi pour se terminer le lundi matin.
Au sous-sol, il y avait un espace détente avec spa, piscine chauffée
et hammam. Au premier étage, une salle réservée aux joueurs de
poker ; au deuxième, un lieu pour danser et un bar géré par
le compagnon de Carmen. C’était un peu comme la maison
du bonheur ouverte à tous ceux qui voulaient se détendre ou faire
la fête. Tous ceux que Carmen appréciait, étaient conviés, et les
J.J. pouvaient venir quand elles le désiraient.
Dans ces soirées, il y avait les habitués,
parfois des nouveaux aussi, mais toujours des personnes recommandées
pour peupler l’espace de cet ancien claque, il y avait même un
vigile à l’entrée…Le coin paumé permettait la tranquillité,
un luxe que Carmen s’évertuait à conserver et à partager! Jeanny
et Joy venaient s’y ressourcer, se détendre, s’y dépenser, et
parfois solliciter le don que leur amie mettait à disposition de tous
ceux qui s’interrogeaient sur l’avenir. Carmen avait beaucoup
d’affection pour les J.J. ; elle les considérait comme de
sacrées farceuses qui avaient réussi à se libérer d’un endroit
sordide en créant un univers en parallèle. Toutes s’admiraient,
c’est ce qui définissait leur lien, cette belle amitié. Pour
Jeanny et Joy, Carmen représentait la femme entièrement libre
qu’elles auraient tant aimé être encore!
Et puis, leur amie avait ce don extraordinaire
que les J.J. venaient ce soir solliciter…Lorsqu’elles franchirent
le grand portail en bois de l’imposante demeure d’où émanaient
des bruits disparates, elles voulaient savoir comment se comporter avec ce vieux
qu’elles venaient de rencontrer.
*
La
pluie s’abat violemment comme si des créatures terrifiantes
tapaient contre les volets de ma chambre. Une douleur aiguë en bas
du dos m’empêche de me redresser, je parviens tout de même après
quelques efforts renouvelés à allumer la lampe de chevet, puis
quelques minutes après, je réussis à m’asseoir sur le lit. Je
fixe le mur devant moi. Je pense soudain à tous ceux qui ont dû
lâcher leurs sphincters sur ce matelas sur lequel je dois m’allonger
dorénavant. Combien ont-ils dormi ici? Un sentiment d’horreur
comprime mon être en même temps que le tonnerre qui bombarde le
ciel de ses éclairs.
Trouver
le sommeil m’est impossible. Il y a encore peu, cet enfer aurait
été impensable. Depuis mon internement, la spirale n’avait cessé
de m’entraîner vers le fond. J’avais cette sensation que je ne
maîtrisais plus rien, que tout était fini, que j’avais tout perdu
même l’espoir de m’en sortir. Au début, j’avais cru à un
mauvais rêve, juste éphémère, j’allais me réveiller tôt ou
tard. Je me voyais chercher un autre appartement, pour fuir ces
voisins que je voulais oublier, mais comment pourrais-je à présent
les oublier? Ma réalité était terrifiante, et je ne pouvais pas
oublier que c’était à cause d’eux. Atterrir ici ne faisait
partie d’aucun plan, jusqu’à ce que le diagnostic tombe, sévère
et sans compromission. Tous ces évènements précipités m’ont
terriblement affecté. A quoi ressemble cette vie? Je mange peu, je
dors peu malgré les calmants censés détendre mes nerfs, mes
angoisses s’estompent uniquement lorsque la fatigue m’assomme. Ma
vie aux côtés de ces vieux malades d’un mal incurable me donne la
nausée. Tout ressemble à une tragédie. Cette odeur entêtante, une
sorte de mélange de mort et de produits chimiques qu’ils balancent
partout comme des pesticides, me vrille le cerveau. Cette odeur, je
la sens s’incruster dans ma chambre de 12m² avec vue imprenable
sur le parking et le cimetière, bientôt j’en suis sûr, elle
viendra se coller sur mes vêtements, sur mes cheveux, s’introduire
dans chaque centimètre carré de ma peau! Je tente de ralentir mon
rythme cardiaque, j’essaie de chercher le calme en repensant au
numéro de téléphone de ma nièce. Dès demain, je l’appellerai
de la réception, le téléphone de ma chambre ne fonctionne pas,
à chaque fois que j’essaie d’appeler, ça sonne occupé. Je réglerai le problème dès mon réveil, un coup de fil devrait suffire. Le vent se
met à siffler plus fort. J’éteins ma lampe, je ferme les yeux à
moitié soulagé, malheureusement tout ce que je vois défiler, ce
sont les images de cette première journée. Je me souviens de cette
désagréable bonne femme m’ordonnant de déposer mes affaires dans
cette armoire où tant d’autres les ont rangés avant moi.
Malgré
mon autonomie qui me permet de faire ma toilette sans assistance,
elle m’a énuméré un certain nombre de consignes ; la plus
insensée, celle de mettre une couche pour la nuit.
D’un
air railleur elle m’avait sermonné : «Ici les
couches, c’est obligatoire!» en ajoutant avec un ton
catégorique « Hors de question, qu’on lave les draps tous
les jours. Ils sont changés une fois par semaine. Alors, si vous les
tâchez, vous savez ce qui vous attend!» Étrange
accueil avais-je songé instantanément, et puis que penser de ces
créatures qui venaient de s’introduire dans ma chambre à une
heure aussi incongrue. J’avais eu l’impression de m’être
retrouvé dans un univers surréaliste, dans un film de
science-fiction ou d’horreur avec deux silhouettes frêles aux
masques abîmés qui avaient le premier rôle. Il manquait plus
que l’atmosphère enfumée pour créer un décor plus glauque
encore! Ces deux là étaient venues défendre leur petite
«entreprise», une sorte de secte, avais-je considéré,
dont je ne captais ni le but, ni même ce que j’aurai bien pu y
faire.
Comment
avaient-elles réussi à venir jusque dans ma chambre, alors que
j’avais observé depuis mon arrivée que des gens malades, chétifs
et grabataires? Heureusement je ne serai jamais comme eux, il y avait une erreur de diagnostic. Les mots «liberté,
libération, libre» résonnaient fortement en moi, et j’en
oublierai vite la mésaventure avec ces deux que je ne reverrai
certainement plus. Je repensai de nouveau au carnet d’adresses que
j’avais si précieusement gardé à mes côtés. Seule ma nièce
pouvait me tirer d’ici, et j'espérais que ce séjour dans cette résidence ne soit qu'un souvenir! Pour l’heure, les aiguilles de l’horloge tournent, tournent
beaucoup trop lentement. Comme tous les soirs depuis mon internement,
je suis impatient, comme tous les soirs, je sais que je vais dormir
deux à trois heures seulement.
Quatre
heures, l’heure à laquelle je m’endormais ; l’heure à
laquelle les J.J. revenaient de leur virée nocturne.
Ce soir après les révélations de Carmen, elles étaient plutôt contrariées. Lorsqu’elles arrivèrent à la grande maison du bonheur, leur amie n’avait pas été préparée à ce qui allait suivre. D’ailleurs, elle se prélassait tranquillement dans son spa avec une coupe de Champagne. Mais en les voyant arriver avec des mines tendues, avec cet air sérieux qui refuse de s’amuser, elle avait compris! Sans se faire prier, elle était sortie du spa. C’est le nouveau, lancèrent immédiatement les deux amies. Elle avait juste eu le temps de se sécher et d’enfiler sa robe rouge satinée. Puis elles s’étaient dirigées vers la pièce dédiée à ses facultés spirituelles ; au préalable, elle avait entouré ses épaules d’un châle noir, allumé quelques bougies sur le meuble en face du canapé en velours rouge. Dans cette pièce régnait une atmosphère étrange, comme habitée.
Ce soir après les révélations de Carmen, elles étaient plutôt contrariées. Lorsqu’elles arrivèrent à la grande maison du bonheur, leur amie n’avait pas été préparée à ce qui allait suivre. D’ailleurs, elle se prélassait tranquillement dans son spa avec une coupe de Champagne. Mais en les voyant arriver avec des mines tendues, avec cet air sérieux qui refuse de s’amuser, elle avait compris! Sans se faire prier, elle était sortie du spa. C’est le nouveau, lancèrent immédiatement les deux amies. Elle avait juste eu le temps de se sécher et d’enfiler sa robe rouge satinée. Puis elles s’étaient dirigées vers la pièce dédiée à ses facultés spirituelles ; au préalable, elle avait entouré ses épaules d’un châle noir, allumé quelques bougies sur le meuble en face du canapé en velours rouge. Dans cette pièce régnait une atmosphère étrange, comme habitée.
Avant
de débuter chaque séance, elle professait quelques incantations
afin d’interpeller avec respect les esprits bienveillants.
Une fois terminée, les deux amies pouvaient s’asseoir autour de
cette table ronde recouverte d’un tissu orné de signes
cabalistiques. Carmen commençait à dérouler les cartes avec des
figures et des symboles énigmatiques. Au dessus, un lustre diffusait
une lumière tamisée. Des bribes d’avenir allaient sortir de ces
cartes mystérieuses pour sceller le sort du nouveau.
Après une heure d’intenses méditations,
Carmen avait arrêté ses prédictions qui, malheureusement ne firent
que rajouter de la lourdeur aux esprits des deux déjà bien
soucieuses.
Depuis qu’elles s’étaient installées dans
la voiture, Eddy ne cessait de les écouter ressasser cette séance
qui ne les avait pas tellement aidées à trouver des solutions.
Elles semblaient maintenant
déroutées, ne sachant
plus quelle attitude adopter.
«Avec
cette carte, je vois un voyage, un voyage lointain! Un
chamboulement, un tournant, quelque chose d’étonnant! Ce vieil homme
avec qui vous avez parlé, le nouveau, il a de bonnes vibrations,
vous ne devriez pas vous en
méfier. Il y a un autre chemin possible avec lui, à condition de le
laisser entrer dans votre univers», avait
proclamé Carmen sans douter une seule seconde de ses prédictions.
Puis elle
s’était reculée comme si elle venait d’avoir une vision de
trop, comme si elle avait vu planer une ombre inquiétante sur ces
cartes divinatoires. L’inquiétude s’était exprimée sur son
visage marquée par l’incandescence des lieux. Avec les cartes
ainsi positionnées, elle avait pourtant vérifié deux fois ses
prédictions, il y avait des évènements qui pouvaient mal tourner.
À la fin pourtant, elle avait souri, en disant, tout devrait bien
se terminer.
À
l’annonce de ces étranges prédictions, plusieurs fois
renouvelées, tout s’était écroulé autour d’elles, leurs
certitudes vis-à-vis du don de Carmen, leur stabilité au sein du
groupe, l’avenir,
tout semblait s’effriter, vaciller, tout était devenu incertain et
inquiétant.
Une
autre vie dans un avenir proche, elles se répétaient, à
l’arrière dans la voiture. Impossible, nous n’avons pas
besoin d’une autre vie. Elle doit se tromper. Comment ne
pas croire Carmen, elle qui avait toujours su voir juste, admettre
qu’elle se trompait dorénavant, c’était remettre en cause son
talent qui ne les avait jamais déçues jusqu’à présent.
Eddy
qui s’était tenu à l’écart brisa volontairement leurs
inquiétudes en se montrant rassurant :
— Ne
vous abîmez pas les neurones pour si peu...Ne vous inquiétez pas,
le groupe existera toujours, j’y veillerai !
Elles
ignorèrent ses quelques mots, ceux de Carmen malheureusement
martelaient trop fortement leur esprit. En partant,
leur amie les avait saluées comme si c’était la dernière fois,
ça aussi ce fut un moment troublant. Puis elle avait rajouté :
« Prenez soin de
vous », en concluant
bêtement comme un chaman débutant «Je
vous en prie, restez soudées et tout se passera bien.»
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