vendredi 13 février 2015

Chapitre 6

Adossé contre la Ford, Eddy attend ses deux protégées en fumant une cigarette. En les voyant s’approcher avec leur mine déconfite, il comprend qu’elles ont passé un sale quart d’heure.
— On se casse! ordonna Joy. Tu t’es occupé des deux ?
— Oui, je les ai installés dans la chambre du mort de la semaine dernière!
— On va devoir les séparer ces deux là. Ça fait trop longtemps que ça dure leurs amourettes!
— Laisse-les vivre encore quelques instants de plaisirs! La vie se chargera de les séparer bien assez tôt! répliqua Jeanny
— Ils ne peuvent pas faire comme les autres…Est-ce que je fais la même chose? Pourtant, ce ne sont pas les occasions qui manquent! marmonna Joy en se mouchant bruyamment.
— La dernière fois chez Carmen, avec le nouveau, tu ne vas pas me dire que vous vous racontiez que des histoires !
— Rien! Tu sais bien avec mes rhumatismes, je ne fais plus comme je veux, lança Joy qui semblait regretter de ne plus être aussi jeune.

Pendant qu’Eddy conduisait, elles sortaient toujours leur valise. A l’intérieur, il y avait des vêtements réservés exclusivement à leurs sorties nocturnes. C’était uniquement des hauts que Jeanny avait un peu arrangés grâce à ses talents de couturière, un métier qu’elle avait exercé toute sa vie. Elle avait conservé une certaine dextérité, malgré l’arthrose qui lui déformait les doigts, ralentissait ses gestes, la faisant par moments atrocement souffrir. Joy aimait le maquillage, jadis elle forçait le trait, maintenant elle se contentait d’un rouge sur ses lèvres encore plus ou moins charnues. Lorsqu’elles déposaient derrière leurs oreilles une goutte de parfum, pour Jeanny, c’était la senteur du jasmin, pour Joy, l’épice de la vanille, la rencontre des deux parfums embaumant l’air, lançaient ainsi le signal comme pour dire « nous sommes prêtes».
Ce soir, pendant le trajet, elles avaient ressassé ce rendez-vous qui ne s’était pas si bien déroulé. Elles n’avaient jamais rencontré un vieux aussi acrimonieux, teigneux et irrespectueux. Avec tout le pouvoir qu’elles avaient, depuis le fameux jour où elles avaient redonné vie à cet endroit lugubre, elles n’avaient jamais imaginé qu’on puisse leur parler de cette façon, d’une façon aussi brutale. Ça n’avait jamais existé une rencontre aussi inconvenante! Elles se demandaient si ces prochains jours il n’allait pas ravaler son insolence ce vieux rabougri, une petite chute dans les escaliers pouvait tout aussi bien lui remettre les idées en place! Mais avant de prendre une quelconque décision, elles voulaient consulter Carmen! Cette femme était extraordinaire. Elles l’avaient rencontrée un soir, au tout début, dans un bar d’un ami à Eddy. Ce soir-là, Yvette qui préférait qu’on l’appelle Carmen, venait fêter ses soixante ans. Avant, elle habitait la capitale où elle avait tenu un bistrot pendant vingt-cinq ans ; au moment de prendre sa retraite, elle avait tout plaqué pour venir habiter à la campagne dans un coin retiré à proximité d’une ville de vingt mille habitants.
«La capitale, c’est plus pour moi, avait-elle avoué le premier soir, les mentalités ont changé, ce n’est plus aussi festif qu’avant, les jeunes sont agressifs, il faut tout faire comme ils veulent, tout leur ai dû, ce sont devenus de véritables p’tits merdeux. Ici au moins, personne ne me dit ce que je dois faire, je peux organiser mes fêtes comme je veux.»
Elle possédait une maison entourée par une végétation dense ; ses premiers voisins étaient à plus trois kilomètres! Idéal pour faire du boucan à n’importe quelle heure, n’importe quel jour sans avoir la crainte de voir débarquer les flics. Dans cette grande maison bourgeoise à deux étages résonnaient des sons hétéroclites. En général les soirées commençaient le vendredi pour se terminer le lundi matin. Au sous-sol, il y avait un espace détente avec spa, piscine chauffée et hammam. Au premier étage, une salle réservée aux joueurs de poker ; au deuxième, un lieu pour danser et un bar géré par le compagnon de Carmen. C’était un peu comme la maison du bonheur ouverte à tous ceux qui voulaient se détendre ou faire la fête. Tous ceux que Carmen appréciait, étaient conviés, et les J.J. pouvaient venir quand elles le désiraient.
Dans ces soirées, il y avait les habitués, parfois des nouveaux aussi, mais toujours des personnes recommandées pour peupler l’espace de cet ancien claque, il y avait même un vigile à l’entrée…Le coin paumé permettait la tranquillité, un luxe que Carmen s’évertuait à conserver et à partager! Jeanny et Joy venaient s’y ressourcer, se détendre, s’y dépenser, et parfois solliciter le don que leur amie mettait à disposition de tous ceux qui s’interrogeaient sur l’avenir. Carmen avait beaucoup d’affection pour les J.J. ; elle les considérait comme de sacrées farceuses qui avaient réussi à se libérer d’un endroit sordide en créant un univers en parallèle. Toutes s’admiraient, c’est ce qui définissait leur lien, cette belle amitié. Pour Jeanny et Joy, Carmen représentait la femme entièrement libre qu’elles auraient tant aimé être encore!
Et puis, leur amie avait ce don extraordinaire que les J.J. venaient ce soir solliciter…Lorsqu’elles franchirent le grand portail en bois de l’imposante demeure d’où émanaient des bruits disparates, elles voulaient savoir comment se comporter avec ce vieux qu’elles venaient de rencontrer.

*

La pluie s’abat violemment comme si des créatures terrifiantes tapaient contre les volets de ma chambre. Une douleur aiguë en bas du dos m’empêche de me redresser, je parviens tout de même après quelques efforts renouvelés à allumer la lampe de chevet, puis quelques minutes après, je réussis à m’asseoir sur le lit. Je fixe le mur devant moi. Je pense soudain à tous ceux qui ont dû lâcher leurs sphincters sur ce matelas sur lequel je dois m’allonger dorénavant. Combien ont-ils dormi ici? Un sentiment d’horreur comprime mon être en même temps que le tonnerre qui bombarde le ciel de ses éclairs. Trouver le sommeil m’est impossible. Il y a encore peu, cet enfer aurait été impensable. Depuis mon internement, la spirale n’avait cessé de m’entraîner vers le fond. J’avais cette sensation que je ne maîtrisais plus rien, que tout était fini, que j’avais tout perdu même l’espoir de m’en sortir. Au début, j’avais cru à un mauvais rêve, juste éphémère, j’allais me réveiller tôt ou tard. Je me voyais chercher un autre appartement, pour fuir ces voisins que je voulais oublier, mais comment pourrais-je à présent les oublier? Ma réalité était terrifiante, et je ne pouvais pas oublier que c’était à cause d’eux. Atterrir ici ne faisait partie d’aucun plan, jusqu’à ce que le diagnostic tombe, sévère et sans compromission. Tous ces évènements précipités m’ont terriblement affecté. A quoi ressemble cette vie? Je mange peu, je dors peu malgré les calmants censés détendre mes nerfs, mes angoisses s’estompent uniquement lorsque la fatigue m’assomme. Ma vie aux côtés de ces vieux malades d’un mal incurable me donne la nausée. Tout ressemble à une tragédie. Cette odeur entêtante, une sorte de mélange de mort et de produits chimiques qu’ils balancent partout comme des pesticides, me vrille le cerveau. Cette odeur, je la sens s’incruster dans ma chambre de 12m² avec vue imprenable sur le parking et le cimetière, bientôt j’en suis sûr, elle viendra se coller sur mes vêtements, sur mes cheveux, s’introduire dans chaque centimètre carré de ma peau! Je tente de ralentir mon rythme cardiaque, j’essaie de chercher le calme en repensant au numéro de téléphone de ma nièce. Dès demain, je l’appellerai de la réception, le téléphone de ma chambre ne fonctionne pas, à chaque fois que j’essaie d’appeler, ça sonne occupé. Je réglerai le problème dès mon réveil, un coup de fil devrait suffire. Le vent se met à siffler plus fort. J’éteins ma lampe, je ferme les yeux à moitié soulagé, malheureusement tout ce que je vois défiler, ce sont les images de cette première journée. Je me souviens de cette désagréable bonne femme m’ordonnant de déposer mes affaires dans cette armoire où tant d’autres les ont rangés avant moi.
Malgré mon autonomie qui me permet de faire ma toilette sans assistance, elle m’a énuméré un certain nombre de consignes ; la plus insensée, celle de mettre une couche pour la nuit.
D’un air railleur elle m’avait sermonné : «Ici les couches, c’est obligatoire!» en ajoutant avec un ton catégorique « Hors de question, qu’on lave les draps tous les jours. Ils sont changés une fois par semaine. Alors, si vous les tâchez, vous savez ce qui vous attend!» Étrange accueil avais-je songé instantanément, et puis que penser de ces créatures qui venaient de s’introduire dans ma chambre à une heure aussi incongrue. J’avais eu l’impression de m’être retrouvé dans un univers surréaliste, dans un film de science-fiction ou d’horreur avec deux silhouettes frêles aux masques abîmés qui avaient le premier rôle. Il manquait plus que l’atmosphère enfumée pour créer un décor plus glauque encore! Ces deux là étaient venues défendre leur petite «entreprise», une sorte de secte, avais-je considéré, dont je ne captais ni le but, ni même ce que j’aurai bien pu y faire.
Comment avaient-elles réussi à venir jusque dans ma chambre, alors que j’avais observé depuis mon arrivée que des gens malades, chétifs et grabataires? Heureusement je ne serai jamais comme eux, il y avait une erreur de diagnostic. Les mots «liberté, libération, libre» résonnaient fortement en moi, et j’en oublierai vite la mésaventure avec ces deux que je ne reverrai certainement plus. Je repensai de nouveau au carnet d’adresses que j’avais si précieusement gardé à mes côtés. Seule ma nièce pouvait me tirer d’ici, et j'espérais que ce séjour dans cette résidence ne soit qu'un souvenir Pour l’heure, les aiguilles de l’horloge tournent, tournent beaucoup trop lentement. Comme tous les soirs depuis mon internement, je suis impatient, comme tous les soirs, je sais que je vais dormir deux à trois heures seulement.
Quatre heures, l’heure à laquelle je m’endormais ; l’heure à laquelle les J.J. revenaient de leur virée nocturne. 
Ce soir après les révélations de Carmen, elles étaient plutôt contrariées. Lorsqu’elles arrivèrent à la grande maison du bonheur, leur amie n’avait pas été préparée à ce qui allait suivre. D’ailleurs, elle se prélassait tranquillement dans son spa avec une coupe de Champagne. Mais en les voyant arriver avec des mines tendues, avec cet air sérieux qui refuse de s’amuser, elle avait compris! Sans se faire prier, elle était sortie du spa. C’est le nouveau, lancèrent immédiatement les deux amies. Elle avait juste eu le temps de se sécher et d’enfiler sa robe rouge satinée. Puis elles s’étaient dirigées vers la pièce dédiée à ses facultés spirituelles ; au préalable, elle avait entouré ses épaules d’un châle noir, allumé quelques bougies sur le meuble en face du canapé en velours rouge. Dans cette pièce régnait une atmosphère étrange, comme habitée.
Avant de débuter chaque séance, elle professait quelques incantations afin d’interpeller avec respect les esprits bienveillants. Une fois terminée, les deux amies pouvaient s’asseoir autour de cette table ronde recouverte d’un tissu orné de signes cabalistiques. Carmen commençait à dérouler les cartes avec des figures et des symboles énigmatiques. Au dessus, un lustre diffusait une lumière tamisée. Des bribes d’avenir allaient sortir de ces cartes mystérieuses pour sceller le sort du nouveau.
Après une heure d’intenses méditations, Carmen avait arrêté ses prédictions qui, malheureusement ne firent que rajouter de la lourdeur aux esprits des deux déjà bien soucieuses.
Depuis qu’elles s’étaient installées dans la voiture, Eddy ne cessait de les écouter ressasser cette séance qui ne les avait pas tellement aidées à trouver des solutions. Elles semblaient maintenant déroutées, ne sachant plus quelle attitude adopter.
«Avec cette carte, je vois un voyage, un voyage lointain! Un chamboulement, un tournant, quelque chose d’étonnant! Ce vieil homme avec qui vous avez parlé, le nouveau, il a de bonnes vibrations, vous ne devriez pas vous en méfier. Il y a un autre chemin possible avec lui, à condition de le laisser entrer dans votre univers», avait proclamé Carmen sans douter une seule seconde de ses prédictions.
Puis elle s’était reculée comme si elle venait d’avoir une vision de trop, comme si elle avait vu planer une ombre inquiétante sur ces cartes divinatoires. L’inquiétude s’était exprimée sur son visage marquée par l’incandescence des lieux. Avec les cartes ainsi positionnées, elle avait pourtant vérifié deux fois ses prédictions, il y avait des évènements qui pouvaient mal tourner. À la fin pourtant, elle avait souri, en disant, tout devrait bien se terminer.
À l’annonce de ces étranges prédictions, plusieurs fois renouvelées, tout s’était écroulé autour d’elles, leurs certitudes vis-à-vis du don de Carmen, leur stabilité au sein du groupe, l’avenir, tout semblait s’effriter, vaciller, tout était devenu incertain et inquiétant.
Une autre vie dans un avenir proche, elles se répétaient, à l’arrière dans la voiture. Impossible, nous n’avons pas besoin d’une autre vie. Elle doit se tromper. Comment ne pas croire Carmen, elle qui avait toujours su voir juste, admettre qu’elle se trompait dorénavant, c’était remettre en cause son talent qui ne les avait jamais déçues jusqu’à présent.
Eddy qui s’était tenu à l’écart brisa volontairement leurs inquiétudes en se montrant rassurant :
— Ne vous abîmez pas les neurones pour si peu...Ne vous inquiétez pas, le groupe existera toujours, j’y veillerai !
Elles ignorèrent ses quelques mots, ceux de Carmen malheureusement martelaient trop fortement leur esprit. En partant, leur amie les avait saluées comme si c’était la dernière fois, ça aussi ce fut un moment troublant. Puis elle avait rajouté : « Prenez soin de vous », en concluant bêtement comme un chaman débutant «Je vous en prie, restez soudées et tout se passera bien.»

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